Un villageois des Hautes Vosges surnommé "le Henri de la Mérelle", était artilleur au fort de Ham au moment du séjour de Louis Napoléon. Il assurait à qui voulait l'entendre, avoir joué, lui aussi, un rôle important dans la fuite du prince.

Henri de la Mérelle, rentré dans ses foyers, s'était installé marchand de faïence et parcourait les foires de la région. Il aimait la dive bouteille et, entre deux rasades, il ne tarissait pas sur ses exploits militaires et sur ses prétendues relations amicales avec l'Empereur.

Plusieurs fois l'an, il se rendait à Faymont pour se procurer des marchandises, car, à cette époque, on utilisait le kaolin du Peutet pour faire une poterie commune qui se fabriquait à Faymont et qui se vendait couramment sur les marchés.

Les années ont passé. En prenant de l'âge, Napoléon III était atteint de la maladie de la gravelle, de la pierre, et il vint, à plusieurs reprises, demander aux eaux de Plombières, la guérison de ses reins. Il y avait longtemps qu'il ne pensait plus à la forteresse de Ham ; d'autres soucis étaient venus assombrir son règne.

Une idée subite germe un jour dans le cerveau du Henri de la Mérelle.

Son ami l'Empereur, ne l'avait-il pas oublié, le reconnaîtrait-il encore ?

Il décida de faire coïncider un de ses voyages à Faymont avec la venue de Napoléon III à Plombières. Les deux localités se touchent et le détour n'est pas bien grand. Il part donc dans sa carriole de forain, ayant endossé une blouse neuve et coiffé son large chapeau de pluie.

Arrivé à Plombières, il remise sa voiture dans une auberge et vient se poster sur le passage du souverain. Celui-ci ne tarde pas à sortir du bain. Il était entouré de ministres, de dignitaires qui lui faisaient escorte. Les cris de "Vive l'empereur" crépitaient sur ses pas. L'Empereur, indifférent, regardait la foule enthousiaste qui lui faisait une chaude ovation.

Henri de la Mérelle, bien en vue, se tenait au premier rang des curieux. Tout à coup, à quelques vingt mètres avant d'arriver à sa hauteur, le monarque abandonna son brillant cortège, vient se planter droit devant notre potier et l'embrasse avec effusion. Les deux hommes se mettent à pleurer de joie ! Napoléon III venait de reconnaître son ami Henri !... Du moins, c'est ce dernier qui l'assure, et laissons lui le soin de nous en dire les moindres détails. De reste, chaque mardi, jour de marché, entre deux tournées de "brande-vin", à l'auberge Jean Béjé, il ne manquait pas d'en faire le récit aux éditeurs bénévoles et il finissait par y croire lui-même, tellement il y mettait de chaleur narrative. Ecoutons-le :

- "L'empereur m'a parlé en patois de chez-nous ; il m'a dit : c'est toi Henri ?...

- Oui, c'est moi !

- Bon Dieu de Non de Dieu, je suis bien aise de te revoir !

- Et moi donc ! Tu peux bien croire, je viens de Plainfaing !

- Comment que ça va ?

- ça va bien, je te remercie, tu es bien honnête, ça va comme à l'ordinaire. Et toi ?

- Moi, j'ai mal dans le ventre.

- Tu es marié, toi, Henri ?

- Oui et toi

- Oh ! Oui, tu peux bien croire ; Ma femme est là-bas ! Eugénie ! Eugénie !... Elle n'entend pas !

- Ta femme va bien, Henri ?

- Ma foi oui, et la tienne ?

- Hum ! Hum ! ... qu'il a dit.

- Tu as combien d'enfants, toi Henri ?

- J'en ai deux, et toi ?

- J'en ai un, tiens le voilà !

Le prince impérial s'avance. Henri lui passe la main dans les cheveux et lui donne deux sous !

- Ah ! il est fort, c'est un beau petit ! Tiens, voilà deux sous pour acheter un jouet !

- Non, crois-moi, c'est trop ! Eh bien, vois-tu, Henri, je t'inviterais bien à dîner aujourd'hui avec moi, mais je ne peux pas, ma femme fait la lessive !

Et l'Empereur s'en alla.

Si l'Impératrice n'avait pas fait sa lessive ce jour-là, Henri de la Mérelle aurait peut être dîné avec Napoléon III...

Ce sera la fin de mes fiauves.