Mon cher Yien Yien (Julien Vincent tiénot des Vargottes)

Je connais deux bougres qui sont bien malheureux à Epinal du temps de la guerre. C'est Auguste de Julien et encore Papasse. Si les Prussiens ne sont pas mis en choucroute avec de pareils atouts, ce n'est pas la peine de s'en mêler. Il ne faut pas rire !! Nous l'avons déjà vue un peu, la guerre.

D'abord nous avons vu tirer sur des aéroplanes, avec des boulets de canons, ça faisait tellement de bruit que je croyais bien un moment, que mon foie décrocherait : heureusement qu'Eugénie Grabon n'était pas là avec son ventre qui remue…!!

Nous avons vu aussi des prisonniers, une paire de mille à peu près. Des casques à pique rapportés pas des automobilistes, avec des fusils, quelques blessés et puis c'est tout.

J'ai quitté pour quelque temps l'arsenal. La vue de toutes les machines à faire les saucisses me dérange. J'ai mieux aimé venir sur une scie au milieu d'Epinal, le métier de (scieur) sagard me remet un peu d'aplomb ;

D'autant plus que notre Auguste qui court toujours dans la ville avec sa bicyclette vient me voir bien souvent, nous nous racontons nos peines et réciproquement ! Le temps passe comme çà.

Hier, Julien j'ai encore à vous faire "friclache" :

Nous deux votre gamin, nous avons fait les "ouyeilles". Carrément, tous les deux hier soir, nous descendîmes en ville (il paraît qu'il nous faut de la gymnastique pour que nous nous portions bien) et puis nous nous ingurgitâmes deux "doublesses", comme nous sommes de bons gars, nous rentrâmes nous coucher après une pareille bordée; les cheveux étaient un peu raides le matin, parce que je vous dirai qu'on n'est plus accoutumés que de boire de l'eau, mais çà ne fait rien, à la guerre comme à la guerre.

Si nous n'avons pas la médaille quand la paix sera signée, ce ne sera pas juste!!... Gaston est parti il y a deux ou trois jours, je ne sais pas dans quel coin. J'ai cru qu'il deviendrait fou quand il sut qu'il partait, d'autant plus qu'ils l'ont nommé éclaireur. Le pauvre enfant n'est pas fichu de faire un artilleur, quel malheur!!!

J'ai bien peur que nous, nous restions toujours ici, c'est embêtant, on est trop serré. Un petit voyage à Berlin, même à Munich ne ferait pas mal dans le tableau. Je ne vois plus grand-chose à vous dire. Ce qui est sûr c'est que nous deux votre Auguste nous sommes en état de grâce, tâchez d'en faire autant là-bas.

Dites au Breuil si vous voulez, que j'ai déjà grossi d'une demi-livre. Dites aussi à vos gamines qu'elles ne m'oublient pas dans leurs prières, je n'ai plus le temps de m'occuper de cela.

Le bonjour à tous par là-bas et puis portez-vous bien.

Papasse